Dans le cadre d'une journée consacrée à la vente cross-canal organisée par Generix Group, Olivier Bitoun, journaliste expert du e-commerce et auteur de "E-commerce et distribution" de l'ACSEL (Association pour le Commerce et les Services En Ligne), expliquait que 53 % des consommateurs allaient sur Internet avant d'acheter en magasin et que 31 % des consommateurs allaient en magasin pour toucher le produit avant d'acheter sur Internet. Notons que 27 millions de Français ont déjà acheté en ligne. 15 à 20 % du chiffre d'affaires de Darty sont réalisés en "clic and collect", c'est-à-dire à partir d'un achat en ligne, avec retrait en magasin. Il y a donc une vraie interaction entre canaux de vente : "entre 2003 et 2008, on était plutôt en multi-canal, c'est-à-dire sans vraie communication entre les canaux", explique le journaliste. "Par la suite, le cross-canal s'est développé. Aujourd'hui il n'est pas rare de voir des acomptes payés sur Internet, le solde étant réglé lors du passage en magasin".
L'Internet a apporté beaucoup de liberté aux consommateurs, en termes d'horaires et de facilité d'accès. Une récente étude du CREDOC (Centre de Recherche pour l'Étude et l'Observation des Conditions de vie) estime le poids du e-commerce dans le commerce de détail à l'horizon 2020 à 24 %, soit une multiplication par 4 ou par 5 par rapport à son poids actuel.
Des concepts hybrides
L'évolution vers le cross-canal concerne bien évidemment les distributeurs traditionnels, mais également ? et c'est plus étonnant ? les "pure players" du Web. Des concepts commerciaux hybrides sont apparus afin de faire le lien entre tous les canaux : le magasin physique évolue à la lumière d'Internet et la logistique est en train d'être refondue à la lumière du cross-canal.
Ainsi Pixmania possède-t-il 17 magasins, dont 8 en France, qui génèrent près de 20 % des ventes. De la même manière, Cdiscount, dont l'actionnaire unique est le groupe Casino, a-t-il placé des bornes Cdiscount dans certains magasins Casino. En outre, tous les articles de plus de 30 kg peuvent être retirés dans 87 magasins Casino depuis l'automne 2009.
Fonctionnellement, le magasin évolue vers de nouvelles fonctions opérationnelles comme la remise de commandes ou les retours. On voit apparaître des "magasins entrepôts", des magasins show-rooms, comme chez Mister GoodDeal ou GrosBill et même des drive-in, un concept inventé par Auchan et copié depuis par Leclerc, Carrefour et même par les Américains Walmart et Sears. L'objectif est de donner au consommateur le moyen de retirer ses produits en magasin s'il ne veut pas payer en ligne ou payer des frais de port. Enfin, les magasins physiques commencent à emprunter des outils de vente à l'Internet, comme des avis de consommateurs placardés en face des produits en magasin chez Orange UK ou des outils de merchandising comme des étiquettes électroniques répercutant instantanément les mises à jour tarifaires depuis le net.
Selon Olivier Bitoun, les téléphones et surtout les smartphones pourraient bien représenter le chaînon manquant au développement du multi-canal. Ils permettent en effet de faire le lien entre les différents canaux. Et ils peuvent même servir d'assistants au shopping en magasin (à partir d'applications comme celles proposées par Dismoioù, par exemple) et de moyen de paiement sans contact.
Autres changements liés au multi-canal
Selon Olivier Bitoun, le multi-canal stimule le panier moyen. Et de citer une enseigne de bricolage française chez laquelle les clients commandent 7 fois plus sur Internet qu'en magasin ! L'impact est également géographique : selon une étude Coliposte, l'Internet recrute des clients dans les zones peu ou mal couvertes par des magasins.
Mais il existe quelques freins à l'adoption du multi-canal, comme par exemple la nécessaire synchronisation des SI entre les différentes sources. De la même manière, il est indispensable de repenser l'organisation des magasins en matière de logistique. Enfin, la multiplicité des canaux impose une discipline drastique en matière de tarifs et notamment d'éviter les dilemmes de prix entre magasins et Internet.
Le cas Saget/Linvosges
Saget et Linvosges sont deux marques traditionnelles, faisant partie du paysage du linge de maison en France. Née en Bretagne, Françoise Saget est la 5e marque française, tandis que Linvosges, née à Gérardmer il y a 90 ans, est la 3e. Les deux marques, très spécialisées, ont été rachetées par Marie-Francoise Kerhuel, présidente, et Stéphane Poumailloux, directeur général, en 2007.
L'entreprise bénéficiait déjà d'une grande expérience du multi-canal, puisqu'elle pratiquait la vente par correspondance, mais aussi par téléphone et dans des points de vente, essentiellement en B2C, mais aussi en B2B. En 2003 ont été créés les sites Web, qui n'ont véritablement décollé comme canal de vente que depuis la reprise, en 2007 : le chiffre d'affaires Web a été multiplié par 5,5.
Si les deux entreprises traitent encore beaucoup de commandes papier, le Web lui sert notamment à rajeunir sa clientèle. Il est aussi la plus grosse source de croissance pour les deux entreprises, qui sont passées de 50 M€ en 2006 à 90 M€ en 2010 pour Françoise Saget et de 40 M€ en 2006 à 66 M€ en 2010 pour Linvosges. Sur Françoise Saget, les commandes papier sont en baisse (à 67 % tout de même), les commandes par téléphone stagnent à 18 %. Les commandes Web progressent, en revanche et représentent 8 % pour celles issues de mailings papier et 7 % pour les commandes pur Web. Sur Linvosges, les constats sont les mêmes avec des commandes pur Web à 10 % et Web issues de mailings papier également à 10%.
"Nos enjeux pour demain sont la mutation de nos bases de données clients pour qu'elles deviennent communes quel que soit le canal (retail, Web, VAD...)", explique Stéphane Poumailloux, qui ajoute : "il y a une dynamique de cross-fertilisation entre les canaux qui se met en place. Nous prenons le meilleur de chacun d'eux. Par exemple, la mise en avant des produits est mieux faite en catalogue papier, mais sur le Web, les clients sont capables de comparer facilement les prix".
Matelsom/Camif
PME d'une cinquantaine de personnes basée à Niort, Matelsom est au contraire un "pure player". Elle commercialise des articles d'ameublement et de literie, essentiellement via Internet et a repris le site de la Camif en 2009.
Historiquement, les ventes se faisaient par téléphone depuis 1995. Mais l'Internet est devenu le canal principal à partir de 1998-2000 et représente aujourd'hui 90 % des commandes. "Le virage internet a été difficile à négocier, car il y a un vrai problème de conversion", constate Juliette Garandeau, directrice e-commerce. "Et un bon vendeur au téléphone vend mieux que l'Internet".
Le rachat de la marque et du fichier clients (3,5 millions d'adresses et 1,3 e-mails) de la Camif en mars 2009 a impliqué de nombreux changements pour l'entreprise, dont un déménagement de Nanterre à Niort et une migration de l'ERP maison vers celui de Generix. Mais le site de la Camif a été lancé dès juillet 2009, soit moins d'un an d'interruption de l'activité.
Le seul magasin de Matelsom, basé à Niort, génère une activité peu significative. "Nous l'avons ouvert pour avoir une présence physique et pour adresser la problématique des fournisseurs qui ont des politiques de distribution sélectives. Il existe en effet un certain nombre de fournisseurs qui refusent de vendre aux pure players Internet", précise Juliette Garandeau. "Le multi-canal présente des avantages importants lorsque, comme nous, on vend des produits volumineux. Le téléphone joue un rôle de conseil, surtout pour les seniors, et les télévendeurs ont une très bonne connaissance des produits. Sur Internet, il n'est pas possible de tester les produits. Pour palier à cela, Matelsom permet 30 jours d'essai."
Impact sur l'ERP
Pour Jean-Charles Deconninck, président du directoire de Generix, l'éditeur doit s'adapter constamment à la réalité de l'entreprise et à la demande du consommateur. "Les visions très 'magasin' évoluent vers une cross-fertilisation des canaux. Il nous faut penser les choses différemment pour permettre de mieux charger les camions ou transformer les magasins en zones d'achalandise", explique-t-il tout en précisant qu'aujourd'hui un client Generix sur dix met en ?uvre des projets cross-canaux. Des structures organisées en silos comme l'ERP doivent donc se transformer en structures de collaboration entre les services et les enseignes, pour apporter une nouvelle offre à l'utilisateur.
Et Stéphane Poumailloux de conclure : "les gens qui ne seront pas dans le multi-canal demain ne seront plus dans le commerce du tout". Pierre Jeanne, DOSI de Cultura, enfonce le clou en commentant : "La question n'est pas de savoir s'il faut être cross-canal ou pas : le client est de toutes façons déjà cross-canal". Mais Olivier Bitoun est plus nuancé : "le cross-canal n'est peut-être pas un passage obligé, mais uniquement une étape de transition, stimulée par les difficultés de circulation, de stationnement en ville et par le prix du pétrole, en hausse constante, qui incitent les consommateurs à acheter en ligne". Et de citer l'exemple de la fermeture de la FNAC Bastille, qui se spécialisait dans la musique. "Était-ce un avertissement ?", conclut-il.
Benoît Herr