Il existe souvent un fort décalage entre le discours des grands éditeurs et les préoccupations de leurs clients. Les différences de point de vue sautent aux yeux : les éditeurs veulent constamment se démarquer par la course à l'innovation et leur positionnement sur le marché tandis que les entreprises clientes gèrent la progression de leurs activités tout en gérant leur existant. "Ainsi, quand Larry Ellison, lors de l'événement Oracle OpenWorld en octobre 2012, axe tout son discours sur le cloud en mettant en avant Fusion et Taleo, il s'adresse plus aux investisseurs qu'aux clients", considère Amadou Ngom, PDG de la SSII Des Systèmes & des Hommes (S&H).
"Mais le marché, en particulier en France, n'est pas prêt à basculer complètement dans le cloud et il est inutile de forcer les clients", constate-il. "Pendant l'année 2012, les commerciaux d'Oracle n'ont parlé que de Fusion, perturbant les clients Peoplesoft, alors que jusqu'ici l'éditeur leur vantait une méthode douce d'évolution." Les clients restent intéressés par Fusion à condition de l'adopter à leur rythme : "ils en adoptent une brique quand elle répond à un besoin nouveau. Mais en parallèle, ils utilisent toujours Peoplesoft, dont ils profitent des nouvelles versions, que l'éditeur propose régulièrement."
Avec cette attitude, Oracle joue un jeu dangereux, prévient Amadou Ngom : "si les clients sont poussés à remettre en question Peoplesoft, ils vont effectuer une ouverture totale, mettant les solutions d'Oracle en concurrence avec HR Access, SuccessFactors et d'autres solutions." Après une période tendue de 6 mois, Oracle est revenu à une position plus "normale", respectant les choix et l'existant des clients.
L'avenir des acteurs de la gestion des talents
Amadou Ngom, PDG de la SSII Des Systèmes & des Hommes
Selon le PDG de S&H, "des petits acteurs vont naître dans le domaine de la gestion des ressources humaines. Mais un vrai duopole constitué par Oracle et SAP émerge", déjà renforcé par les récents rachats de Taleo par Oracle et de Successfactors par SAP. "Mais par exemple, quel est l'avenir d'un acteur important comme HR Access ? " Des petits acteurs comme JobPartners, racheté par Taleo, ont déjà disparu. Des acteurs américains qui ont décidé d'être cotés en bourse se feront racheter tôt ou tard. "Aucun autre acteur n'émerge vraiment, remarque Amadou Ngom, "quant à Microsoft, il vise des clients de taille plus modeste."
Les acteurs internationaux de la gestion des talents répondent à une problématique des multinationales, qui veulent appliquer les mêmes critères et les mêmes processus dans tous les pays et tout unifier. Elles font l'acquisition d'un produit au niveau mondial, le déploient partout et attendent des gains pour le service rendu : il s'agit d'éviter les distorsions de rémunérations et de recruter les bons candidats, indépendamment de la nationalité et du lieu de résidence, pour favoriser la mobilité.
Avantages et freins du cloud
Il est indéniable que le cloud computing comporte de nombreux avantages : la gestion du matériel disparaît ainsi que le besoin de dimensionnement ; et la mise en œuvre est rapide. Par contre, la confidentialité des données pose problème. "Certaines sociétés ne veulent pas que leurs données soient hébergées ailleurs que chez eux, même si les raisons sont parfois uniquement psychologiques", note Amadou Ngom. "Pour répondre à cette préoccupation, Oracle propose que la machine soit derrière le firewall, tout en gérant la machine à distance."
Autre avantage souvent avancé pour le mode SaaS : la tarification. "Il est vrai que sur une période de 3 ans, le SaaS est moins cher. Mais sur 5 ans, la courbe s'inverse", remarque le PDG de S&H. "Or le choix d'une solution de RH se fait sur le long terme." Les entreprises choisissent souvent des solutions SaaS avec un raisonnement à 3 ans et imaginent reprendre la maîtrise de leur application en mode on-premise à un moment donné. Mais elles peuvent être bloquées par un contrat verrouillé sur 3 ans. Par ailleurs, des acteurs comme Taleo et SuccessFactors ne savent faire que du SaaS : le basculement vers d'autres modes n'est donc pas envisageable.
Le marché se cherche
Les grandes entreprises évaluent régulièrement les nouvelles offres et font évoluer leur stratégie en conséquence. Ainsi, la Société Générale, qui s'appuyait sur Peoplesoft, a décidé, à un moment donné, de passer à un ensemble de solutions spécialisées pour chaque domaine : recrutement, gestion des compétences, formation... Mais, confrontée à des problèmes d'interopérabilité et d'unicité des données, la banque a fait machine arrière et s'est engagée dans un projet avec Fusion. De son côté, la BNP a fait le chemin inverse : tout en conservant Peoplesoft, elle l'a complété par des briques Cornerstone et Taleo.
"Il n'y a pas qu'une vérité", constate Amadou Ngom, "mais il faut au moins un socle pour l'interopérabilité et l'unicité des données, ce qui permet d'ajouter des briques spécialisées quand c'est nécessaire." Peoplesoft constitue souvent le socle historique, auquel s'ajoutent des briques Fusion ou autres : il existe des acteurs spécialisés sur un secteur particulier, par exemple la rémunération variable.
Autre tendance forte, les réseaux sociaux remettent en cause la gestion de l'autorité et la répartition des pouvoirs dans l'entreprise. Auparavant, dans une entreprise, celui qui détenait le savoir gardait l'information et avait le pouvoir. Aujourd'hui, le pouvoir appartient à celui qui sait et qui divulgue l'information. Des communautés se forment dans les entreprises, par exemple pour l'innovation. Chez Oracle, la notion de réseaux sociaux a été intégrée dans Fusion, qui sait gérer des communautés communiquant via Facebook et LinkedIn. "Alors que certaines sociétés sont encore réticentes, il faut se rendre à l'évidence que le monde a changé", constate Amadou Ngom.
La position et le rôle des intégrateurs dans un environnement cloud
La stratégie d'Oracle telle que décrite à Open World par Larry Ellison consiste à évoluer vers la mise en place d'une plate-forme de logiciels. Cela risque de bouleverser le rôle des partenaires et de remettre en cause leur métier. "Quel est l'avenir du métier des intégrateurs comme S&H ? Les cabinets de conseil continueront-ils à pousser les solutions d'Oracle ? ", s'interroge Amadou Ngom. En particulier, qui, de l'éditeur ou de la SSII, va prendre en charge la technologie ?
Le cœur de métier de S&H est Peoplesoft : la SSII accompagne ses clients autour de cette solution qui continue à bénéficier d'évolutions, comme la version 9.2 qui va bientôt arriver. Mais l'avenir est clairement du côté de Fusion, dont Oracle a lancé les bases il y a 7 ans et qui est son axe stratégique. Par exemple, des projets Fusion menés par Accenture et Oracle Consulting sont en cours à la société Générale et chez Schneider. Toute la question est de savoir à quel moment Fusion HCM va atteindre l'équivalence fonctionnelle de Peoplesoft. Mais les projets réels font souvent cohabiter des briques spécialisées avec un socle, poussant les intégrateurs à diversifier leurs compétences.
René Beretz