Et pourtant, ce n'était pas gagné d'avance : il n'est pas si loin, le temps où Régine Diyani, directrice de l'AIFE (Agence pour l'Informatique Financière de l'État), nous expliquait que certains fournisseurs demandaient même à être payés pour dématérialiser leurs factures ! (voir Projet Chorus : la suite).
Depuis cette époque, le projet Chorus Factures a changé de nom et de périmètre pour devenir Chorus Pro et la dématérialisation des factures est devenue obligatoire pour les grands comptes et les personnes publiques le 1er janvier 2017 (mise en place par l'ordonnance du 26 juin 2014). On se trouve donc au milieu du gué, puisque cette obligation va s'appliquer aux ETI (Entreprises de Taille Intermédiaire) dans quelques semaines, dès le 1er janvier 2018, puis aux PME le 1er janvier 2019 et enfin aux microentreprises le 1er janvier 2020.
Le nombre d'entreprises concernées va donc aller croissant au cours de cette période et sera inversement proportionnel au nombre de factures à traiter. En effet, elles ne représentent que 20 % des factures émises en direction des organismes publics mais 80 % des entreprises.
La situation à ce jour
C'est dans le cadre d'un nouveau colloque organisé par l'AIFE le 22 novembre dernier qu'Emmanuel Spinat, adjoint à la directrice de l'AIFE, a dressé un bilan particulièrement flatteur de Chorus Pro. "2017 a constitué un changement majeur. Nous venons de dépasser les 9 millions de factures reçues par les structures enregistrées il y a quelques jours. Elles concernent plus de 80 000 entités publiques enregistrées et ont été émises par les quelque 90 000 structures privées inscrites"
Emmanuel Spinat, adjoint à la directrice de l'AIFE
Précisons que si l'obligation de dématérialisation se met en place selon le calendrier évoqué plus haut, rien n'empêche les entreprises, PME comprises, de le faire dès maintenant. C'est ce qui permet à Emmanuel Spinat de déclarer que "les ETI et les PME ont anticipé puisque plus de 80 % des fournisseurs concernés entrent dans ces catégories. Au bilan, sur l'ensemble des factures reçues, 87 % des factures des grands compte sont concernées, 75 % de celles des ETI et 33 % de celles des PME".
L'approche de Chorus Pro est multicanal : aux possibilités de passer par le portail ou par l'EDI (voir L'État colloque avec ses fournisseurs) s'ajoute désormais celle d'utiliser des API. "En moins d'un an, 20 % des entités publiques ont choisi de passer sur des API avec ChorusPro", précise Emmanuel Spinat.
Ce qui a changé
Comment expliquer cette montée en puissance impressionnante, doublée d'un satisfecit général, comme nous le verrons plus loin ? Régine Diyani explique que l'approche a complètement changé, depuis les années 2012-2013 et l'abord s'est fait plutôt par les usages que par la technologie, même si, collaborant à la fois avec Mounir Mahjoubi, secrétaire d'État chargé du numérique, et Gérald Darmanin, ministre de l'Action et des Comptes publics, elle doit jongler entre approche par les usages et approche par la technologie.
En d'autres termes, plutôt que d'imposer un mode de fonctionnement, l'AIFE s'est intéressée aux besoins de ses utilisateurs potentiels. De son propre aveu, Régine Diyani admet que "Chorus Factures n'avait pas séduit les foules à l'époque, car il ne concernait que l'État". En effet, la première mouture du système excluait les collectivités territoriales, obligeant ainsi les fournisseurs à utiliser plusieurs systèmes. "Nous avons ensuite étendu les bénéficiaires potentiels à l'ensemble des collectivités publiques, soit quelque 150 000 entités", poursuit la directrice. "Il ne faut surtout pas partir de la technologie mais de la culture ; et la qualité de la transformation est liée au top management. La méthode est souvent plus importante que l'objectif", justifie Gilles Babinet, "champion du numérique" pour la France auprès de la Commission européenne. Il est vrai que la méthode aussi, a changé et se base sur la concertation, la mutualisation, la simplification. "La transformation numérique s'exprime en décennies : il ne faut surtout pas faire de grands sauts. Il faut être capable d'avoir une politique de temps long en la matière et aller au-delà de l'engouement initial", poursuit Gilles Babinet. De ce point de vue, le projet Chorus Pro semble donc sur de bons rails. En outre, pour Godefroy de Bentzmann, président de Syntec Numérique, "le gouvernement actuel est extrêmement conscient des enjeux du numérique", ce qui là aussi augure d'auspices favorables.
Pour quels bénéfices
De nombreux utilisateurs de Chorus Pro sont venus témoigner à ce colloque, dont des utilisateurs importants et "historiques" comme Orange, des utilisateurs institutionnels comme la Métropole Européenne de Lille, qui a fait partie des 18 entités pilotes, mais aussi des PME, comme Fouchard, une entreprise normande spécialisée dans la conception, l'installation et la maintenance d'installations de génie climatique et d'électricité. Cette dernière, représentée par son responsable des systèmes d'information, Régis Lefoulon, si elle se déclare elle aussi satisfaite du système, a par ailleurs fait état de quelques cafouillages au sein de l'administration, qui restait en attente de factures papiers alors que l'entreprise utilise le portail Chorus Pro ! Il reste encore quelques actions de communication et d'évangélisation à mener au sein des structures publiques.
Alexandre Montay, délégué général du Mouvement des Entreprises de Taille Intermédiaire
L'anecdote relève du détail cocasse et marginal face au 1,4 millions de factures traitées par an par Orange, qui dématérialise vraiment massivement depuis le 1er janvier. Inès Dupont-Allais, directrice de projets services de facturation et reporting chez Orange, qualifie ce projet de stratégique et met l'accent sur la nécessaire intégration de l'annuaire fourni par l'AIFE, qu'elle se plaint d'avoir obtenu tardivement, ce qui a engendré quelques difficultés techniques. Jean-Charles Meriot, chef de produit marketing chez Orange, précise qu'il y a eu une phase de conduite du changement ainsi qu'une collecte des données à mettre en face de l'annuaire de l'AIFE. S'il refuse de chiffrer les bénéfices attendus, il indique tout de même les prévoir pour l'année prochaine. Ce qui semble toutefois acquis, c'est le raccourcissement des délais de paiement. "Même si les 20 jours ne sont pas toujours respectés, on note tout de même une nette amélioration du délai de prise en compte de la facture", se félicite Inès Dupont-Allais.
Alexandre Montay, délégué général du METI (Mouvement des Entreprises de Taille Intermédiaire), explique que "les membres nous remontent qu'il y a une vraie prise en compte des factures de la part de l'AIFE et qu'ils constatent une baisse du coût de la facture. En outre, les délais de paiement se sont améliorés, ce qui représente de l'argent qui peut être réinjecté dans le métier et donc de la performance pour les entreprises". Un délai global de paiement raccourci, estimé à 21,4 jours par Jean-Marie Droux, directeur de la gestion financière de la Métropole Européenne de Lille, soit "3 jours de moins en moyenne avec Chorus Pro que par les autres voies".
Jean Saphores, président d'honneur de la FNTC (Fédération des Tiers de Confiance du Numérique), constate que "la situation a beaucoup changé depuis 2013", date de sa première participation à un colloque de l'AIFE. Et de situer le basculement à la facture numérique généralisée en 2020, "voire même 2019, qu'il s'agisse du public ou du privé". Pour Alain Piquet, président du CNSTB (Conseil National de la Sous-Traitance du Bâtiment), "ce qui importe c'est la date certaine de la facture lors de son dépôt, mais aussi sa traçabilité".
Et demain
Alexandre Montay aborde l'avenir avec confiance et sérénité, "car l'AIFE collabore bien, ce qui est assez rare de la part des services de l'État, surtout sur des chantiers qui s'imposent comme des injonctions". Ce segment des ETI (entreprises générant entre 50 millions et 1 milliard de chiffre d'affaires annuel) représente, selon lui, quelque 5 100 entreprises en France. "Je note une démarche de co-construction, avec un calendrier précis, qui laisse du temps aux entreprises. C'est la bonne méthode", poursuit-il.
Mais le vrai moment de vérité sera celui de l'arrivée, le 1er janvier 2019, des PME, un point que confirme Alain Piquet, qui se satisfait aussi de l'approche participative de l'AIFE. Si dans cette organisation professionnelles 200 grosses entreprises du bâtiment sont aujourd'hui concernées, en 2019 elles devraient être 20 000 et 300 000 en 2010.
De G à D : Godefroy de Bentzmann, président de Syntec Numérique, Babinet, "champion du numérique" pour la France auprès de la Commission européenne, Claude Molly-Mitton, responsable communication et veille à l'AIFE, et Régine Diyani, directrice de l'AIFE.
Pierre Pelouzet est médiateur des entreprises à Bercy. Il affirme "vivre au quotidien les rapports entre privé et public, qui ne sont pas toujours très bons" et estime que "Chorus Pro offre une opportunité de changer cette situation", avant de se satisfaire du fait que l'État soit leader sur le sujet de la facture numérique.
C'est Guy Mamou-Mani, ancien vice-président du CNN (Conseil National du Numérique) et co-président du Groupe Open, qui a littéralement volé sa conclusion à Régine Diyani en soulignant les énormes progrès réalisés. "L'AIFE a fait un travail fantastique et compris que les vraies résistances étaient humaines et non technologiques. Cela illustre le fait que l'État peut jouer un rôle moteur pour que l'ensemble du tissu économique se transforme. En particulier, lorsqu'on met la pression sur les entreprises, il faut qu'il y ait aussi des compensations. Et elles sont au rendez-vous, avec notamment une simplification et une amélioration des délais de paiement".
Benoît Herr